lundi 18 septembre 2017

Pour sa reconstruction, la Syrie se tourne vers l'Asie



Le régime de Damas, qui a repris à Daech une grande part de son territoire, essaie d'attirer à lui des investissements étrangers. Pour le chercheur Frédéric Pichon, Assad effectue un «pivot vers l'Est» pour financer une reconstruction dont «les entreprises occidentales ne verront pas la couleur».


Alors que l'État islamique recule partout en Syrie, notamment à Deir ez-Zor, le gouvernement, à Damas, isolé des pays occidentaux, se tourne vers les pays émergents. Objectif: financer la reconstruction du pays, détruit par six ans de guerre civile. Fin août, s'est ainsi tenue la Foire internationale de Damas, rendez-vous syrien consacré à l'économie créé en 1954, mais interrompu depuis 2012. Du 21 au 23 septembre, aura lieu la troisième Exposition pour la reconstruction de la Syrie. Pour Frédéric Pichon, chercheur spécialiste de la Syrie et consultant, qui vient de publier Syrie, une guerre pour rien (éd. du Cerf), le régime de Damas effectue un «pivot vers l'Est», notamment vers la Chine et l'Inde, pour renforcer sa légitimité auprès des puissances émergentes.

Le FIGARO. - Qu'appelez-vous le «pivot vers l'Est» de la Syrie?

Frédéric PICHON. - C'est un concept que j'emprunte à la politique américaine de Barack Obama qui souhaitait s'intéresser davantage à l'Asie. Il me semble correspondre particulièrement à la réalité syrienne, d'abord diplomatiquement. Il faut regarder dès 2012 les votes concernant la Syrie à l'Assemblée générale des Nations unies et les réticences des «émergents». Damas a su utiliser les codes à destination de ces pays: attachement à la souveraineté étatique, méfiance vis-à-vis de l'«Occident» et surtout refus de l'ingérence.

Ce pivot est-il aussi économique?

Il l'est aussi, surtout dans l'optique de la reconstruction du pays. Les dividendes de la paix seront partagés avec des pays tous situés à l'Est. Cela inclut évidemment la Russie et l'Iran -soutiens militaires de Damas- mais aussi la Biélorussie, la Chine, l'Inde ou la Malaisie. Les entreprises de ces pays étaient particulièrement attendues lors de la Foire de Damas en août et le sont pour la troisième Exposition pour la reconstruction de la Syrie, qui se tient du 21 au 23 septembre. Des infrastructures à l'énergie, en passant par le BTP et les services, les Syriens cherchent des capitaux parmi les sociétés de ces pays.

Pourquoi Damas privilégie-t-elle ces entreprises?

Elles arrivent en Syrie avec un regard vierge. Elles illustrent ce que l'on nomme le «consensus de Pékin», cette attitude neutre que l'on adopte vis-à-vis de ses partenaires économiques. Elle ne concerne pas seulement la Chine, mais tous les «émergents». Ces entreprises venues de l'Est ne regardent pas si le régime de Damas est démocratique, mais pensent d'abord et avant tout «à faire du business» en en profitant pour tailler des croupières aux entreprises occidentales.

Le renforcement de ces liens a-t-il des résultats?

La Syrie est déjà en mutation profonde: les projets d'infrastructure engagés sont titanesques. Un exemple parmi d'autres: sur la route reliant Damas à Alep, d'énormes pylônes flambant neufs sont en cours d'édification et n'attendent plus que les lignes à haute tension soient levées. Déjà en 2013, des entreprises chinoises avaient posé de la fibre optique dans la partie du territoire syrien occupé par le régime. Pékin a aussi des projets dans le secteur de l'énergie solaire. Certains à Damas voient la future reconstruction comme une «opportunité» pour repenser le développement économique du pays sur de nouvelles bases. Le solaire entre précisément dans cette réflexion globale, alors que la Syrie connaît depuis longtemps, bien avant la guerre, des difficultés en matière d'équipements énergétiques.

Les Syriens se frottent les mains même si, avec certains acteurs, notamment avec les pays engagés militairement à leurs côtés, comme l'Iran ou la Russie, les contrats d'investissements sont assortis de clauses léonines qui ne leur laissent pas toujours le choix. En janvier dernier, un contrat a par exemple été passé concernant l'exploitation de 5000 hectares de terres agricoles par Téhéran. Une stratégie qui ressemble un peu au Land grabbing(accaparement des terres, NDLR) des Chinois en Afrique.

Les entreprises occidentales seront-elles hors-jeu pour la reconstruction de la Syrie?

Elles n'en verront pas la couleur, à moins d'occuper des niches inoccupées... Je pense à la reconstruction du patrimoine historique, abreuvée par les fonds de l'UNESCO. Elles peuvent y prendre leur part à condition qu'elles ne craignent pas des mesures de rétorsion, notamment américaines.

Au-delà, les États occidentaux sont tombés dans un piège. Toute participation financière apportée à la reconstruction serait vue comme légitimant Bachar el-Assad. La haute représentante de l'UE pour les Affaires étrangères, Federica Mogherini, a proposé de subordonner une éventuelle aide pour la reconstruction à des conditions politiques. Mais elle s'est heurtée à l'intransigeance de la France, alors catégorique sur l'absolue nécessité d'une transition politique. Avec Emmanuel Macron, l'Élysée connaît aujourd'hui une évolution vers un peu plus de pragmatisme. Or, on aurait tort de sous-estimer la Syrie comme débouché occidental de l'Asie.

Ce pivot de Damas vers l'Est est-il lié au projet chinois des «nouvelles routes de la Soie»?

La Syrie s'inscrit parfaitement dans le cadre de la révolution chinoise des «Routes de la Soie», ce projet pharaonique de corridor terrestre, à la fois routier, ferroviaire et énergétique, visant à relier l'Extrême-Orient à l'Europe. Même si elle en est la principale force motrice, la Chine n'est pas la seule à avoir investi des dizaines de milliards de dollars dans ce projet. Les États de l'Organisation de coopération de Shanghai -Russie, Chine, Kazakhstan, Kirghizistan, Tadjikistan et Ouzbékistan- sont aussi partie prenante. Les débouchés sont énormes pour le Moyen-Orient, qui apparaît comme un passage obligé vers l'Europe.

Damas, mais aussi Bagdad, espèrent donc que la «reconstruction» de la Syrie et de l'Irak profitera de la mise en œuvre de ces projets d'infrastructures, qui offrent de nombreuses sources de financement. La géopolitique de la région va être régie par ces grands projets d'infrastructures, coordonnés par Pékin.

Dans ce maillage de communications entre l'Asie et l'Europe, la Syrie ne risque-t-elle pas d'entrer en concurrence avec la Turquie?

Ceci fera effectivement partie de l'équation. Mais au-delà du couple Damas-Téhéran, il faut voir la récente coopération qui naît entre la Russie, la Turquie et l'Iran pour assurer un équilibre régional. Regardez la relance du projet de pipeline Turkish Stream entre Moscou et Téhéran. A court terme néanmoins, je ne crois pas à un réchauffement entre les Turcs et les Syriens, même si on peut imaginer qu'il se réconcilient à l'avenir sur le dos des Kurdes…

Quels sont les enjeux énergétiques de ce pivot vers l'est de Damas?

Géographiquement, la Syrie est une zone stratégique, notamment pour acheminer le pétrole iranien. Les pipelines syriens démarrent dans la région de Deir ez-Zor et rejoignent plus à l'ouest Palmyre avant de se diriger vers Homs. Ils atteignent enfin les raffineries de Baniyas au nord-ouest du pays. Ce réseau pourrait permettre de relier la Syrie à l'Irak et même à l'Iran. Entre Deir ez-Zor et les champs d'hydrocarbures iraniens, en passant par Tikrit en Irak, il y a environ un millier de kilomètres.

La bataille de Deir ez-Zor, où l'armée syrienne vient de réussir à rejoindre cette ville assiégée depuis 2013 par Daech, est donc stratégique…

Elle l'est. On voit que l'alliance arabo-kurde soutenue par Washington essaie, elle aussi, d'atteindre Deir ez-Zor pour que l'armée syrienne reste sur la rive occidentale de l'Euphrate. De son côté, Damas veut récupérer ses champs pétroliers situés dans le désert. Surtout, sans Deir ez-Zor, le régime aurait beaucoup de mal à relier la Syrie et l'Irak. Or, pour Téhéran, une évacuation terrestre de ses hydrocarbures serait idéale. Par la mer, c'est beaucoup plus long et cher, d'autant que les pétroliers doivent passer à proximité d'Israël. Ce n'est pas pour rien non plus que le port syrien de Tartous, où la marine russe est déjà présente, fait l'objet de toutes les convoitises. Les Iraniens sont en train de négocier avec Damas pour avoir eux aussi un point d'ancrage en Méditerranée.

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